Le plan fixe constitue une sorte de précepte dans l’œuvre de Bill Viola. Qu'il filme une piscine, l'élévation d'un corps ou le départ d'une barque, la caméra ne bouge qu'à de très rares exceptions. Cela a pour effet d'apporter une forme de véracité à l'égard de ce qui se passe devant la caméra et de placer le spectateur dans une position de contemplation de l'action en train de se faire. Nombre de ses plus récentes vidéos sont même conçues d'un seul plan fixe, les rapprochant d'objets photographiques – telle la série des Dreamers (2013). Cette utilisation de la fixité était déjà très présente dans ses premières œuvres. Dans Chott El Djerid, a portrait in light and heat (1970), œuvre mythique de l'artiste américain récemment exposée à Paris lors de sa rétrospective au Grand Palais en 2014, cette fixité dans les moyens utilisés est amplifiée par la nature de ce qui est filmé : des paysages, qui plus est, des paysages désertiques. Pour autant, il émane de cette vidéo, d'inlassables mouvements et une constante sensation de trouble. Comment émergent-ils ? Que reste-t-il de la fixité originelle ? Que cela peut-il traduire du rapport au monde de l'artiste ?
A l'exception de quelques rares prises de vue réalisées dans l'Illinois, cette vidéo fortement baignée de lumière a été tournée en grande partie dans la vaste plaine saline de Chott El Djerid (en Tunisie) ainsi que dans la région enneigée du Saskatchewan (au Canada). L'hostilité de ces espaces désertiques restitue curieusement une homogénéité esthétique. De ces paysages hostiles, l'artiste en dévoile à la fois des mirages et des immensités lestées de vide. Le son, collecté en direct, renforce l'impression d'étrangeté qui émane des images. D'entrée, on perçoit une forte lumière accompagnée du son que fait le vent qui s'engouffre malaisé dans un micro.
Dans l'un de ces plans au paysage enneigé, à quatre minutes du début, un point lentement se détache de l'horizon trouble. Il persiste. Un punctum auquel on s'accroche, incertain. Il paraît s'approcher sans jamais n'y parvenir. Il se déforme très légèrement, semble s'allonger, passant à l'état de tache. Oserions-nous apercevoir une silhouette humaine ? Elle progresse. On croit reconnaître les saccades d'une marche dans la neige. Oui, c'est cela. Un homme marche dans la neige. Difficilement. Il lutte à chaque pas, pour s'extirper de l'élément, pour progresser, pour ne pas y tomber aussi. Il s'enfonce. Se relève. S'enfonce à nouveau. Ce plan de quatre minutes est le premier qui fasse apparaître une figure humaine. D'autres suivront, seules ou en groupe, à pied ou en transport. Une tache anthracite traverse l'écran de droite à gauche sur l'instabilité de la ligne d'horizon ; on songe à une voiture. Régulièrement, à pied, à moto, en voiture, en bus ou en camion, ils se déplacent : au pied d'un mausolée posé sur une colline, sur des routes, sur le sol, enneigé ou ensablé, vers un lieu inconnu, ils avancent. Péniblement. Parfois confondus avec le ciel ou la terre. On retrouve les états d'apesanteur présents dans the passing (1991). Les figures résistent aux éléments, à la chaleur, au froid, au temps, à la lumière, à la terre. Et à l'image. A plusieurs reprises, dans ces paysages imprégnés de clarté, on discerne des taches verticales qui vacillent et se déplacent à la fois, tels des spectres.
Mais ces humains ne sont pas les seuls à bouger à l'image. Tout dans le cadre se meut. Malgré la fixité des moyens employés et la condition du paysage, se joue un mouvement permanent où tout vacille. C'est une conséquence du phénomène de mirage filmé avec une grande focale. En rapprochant fortement les paysages, il ne prend en compte dans ses cadrages, que les éléments voilés par l'effet du déplacement des masses d'air chaud. Au lointain, les éléments se brouillent et oscillent. Rares se font les lignes. Le référent visible est régulièrement troublé et souvent présent en tant que tache de couleur.
Ce rapport au paysage diffus, où les distances sont parfois abolies, se retrouve dans certains tableaux de Turner datant de sa dernière période. Dans Soleil couchant sur un lac (1840), la puissance de la lumière dissout ainsi le paysage. Chez les deux artistes, les conditions atmosphériques troublent la vue du paysage. Cette manière de filmer évoque également les pratiques impressionnistes, où la praxis l'emporte sur la vision1, où la couleur se détache du motif, couleur comme vecteur de sensation et de perception. Dans Impression, soleil levant (1872) de Monet, les éléments construits par l'homme se fondent dans la lumière de l'aube. Et les silhouettes de Viola ne sont pas sans rappeler celles des hommes sur la barque, peintes en touches de noir. Lui aussi transcrit plus qu'il ne traduit, pour reprendre les propos de Junod. Il filme sur le fait et les paysages ne sont alors que des prétextes à des impressions.
Aux déplacements des hommes et aux vibrations des paysages, il faut ajouter quelques rares et lents zooms qui accentuent cette absence de fixité. Zoom avant, il plonge plus encore dans le trouble du mirage et révèle parfois un élément du paysage invu jusque là. Zoom arrière, il libère du hors-champ, faisant apparaître un peu plus de matière aux abords de l'image. Mais cette prise de recul ne dévoile pas plus d'information pour autant. Bien au contraire, elle réaffirme l'immensité du lieu et accentue l'impression de vide comme dans l'une des premières séquences où partant d'un arbre enneigé qui vacille, le zoom arrière l'efface pour n'offrir au regard que le blanc d'un paysage recouvert de neige. Apparition et disparition jouent aussi le jeu du mouvant.
Rien n'est fixe dans cette fixité apparente des plans. Les mirages créent une instabilité permanente. Partout des taches de couleurs vacillent jusqu'au sol même de la terre. Tout tremble. L'auteur fixe ici un état, un équilibre instable où il détourne le motif pour mieux faire émerger des sensations. Se pourrait-il que cette récurrence de l'instable soit la seule certitude, l'unique point d'appui ?
Dans ces paysages mouvants qui se dérobent, une ligne persiste et résiste à notre regard. Et non des moindres. L'horizon, qui provient du choix d'un cadrage essentiellement frontal, est quasiment présent à chaque plan. Il pourrait offrir une stabilité, entre apaisement et contemplation, et une perspective, projection de ce qui arrive – ou peut arriver – au loin. Or, dans cette vidéo, ces deux éléments sont mis à mal par de constantes vibrations mais aussi par un jeu de présence/absence. Jamais ligne nette, souvent diffus, parfois absent en tant que tel, il est pourtant là, à portée de regard. Sur certains plans, cette ligne est visible en tant qu'elle-même comme dans ces plans d'ensemble où le ciel partage le cadre avec le sol. Sur d'autres, ce sont des bandes horizontales diffuses et colorées qui par transposition l'évoquent. Dans les plans où le mirage l'efface, dans l'acte même de son effacement, il souligne sa présence, sa persistance, comme à certains moments quand des taches apparaissent au-dessus du sol, en suspension dans le ciel. Leur appartenance à l'espace ciel nous indique implicitement qu'une ligne les sépare du sol : la ligne d'horizon. Au sein des troubles et mouvements incessants, l'horizon, bien qu'instable, revient donc comme un leitmotiv. Il s'offre en contre-poids à l'instabilité totale. Il permet l'oscillation. Dans un sens, il est la condition de l'espérance. Bien que maltraité, il persiste à nos yeux, comme le seul repère stable.
Ainsi, tout au long des vingt-huit minutes de la vidéo, on oscille entre la permanence du vacillement et cette fragile stabilité de l'horizon. Comme souvent chez l'artiste, cela nous ramène à notre condition humaine. Viola utilise et accentue l'hostilité de ces lieux pour dépeindre une lutte, une survie. Tout au long de la vidéo, des silhouettes apparaissent, résistent à l'image et parfois disparaissent. Naissance, vie et mort sont des sujets chers à l'artiste. Sur la première séquence mettant en scène une silhouette humaine et déjà décrite précédemment, pendant quatre longues minutes, on assiste à une naissance : un point se détache lentement de la blancheur enveloppante de l'espace filmé pour devenir au bout d'un certain temps une silhouette vacillante. On sent l'effort à apparaître. Et à subsister. A résister. On a peur de le perdre. On regarde ce point vaciller, suspendu à son développement ou à son effacement. Comme un radeau au milieu de l'océan s'accrochant au point aperçu à l'horizon. Dans cet intense face-à-face mouvant, le spectateur est-il sur le bateau ? Ou sur le radeau ?
Bill Viola, Chott El Djerid, a portrait in light and heat, 1980, 28'
1 Philippe Junod, Transparence et Opacité, Lausanne, L'âge d'homme, 1976, p. 224.