Le photographe écrit donc l'histoire, fixe celle du passé,
choisit celle du présent,
pose les lignes directrices de celle de l'avenir (1).
Qu'y a-t-il de commun entre une pile de boîtes noires et les images aériennes d'un désert ? De prime abord, il semblerait que ni le sens ni la forme de ces œuvres ne soient semblables. Et les questions qu'elles posent ne les rapprocheraient pas non plus des interrogations d'un historien contemporain. Néanmoins, avec la série « Fait » de Sophie Ristelhueber et le projet « Real pictures » de Alfredo Jaar, de tels rapprochements paraissent envisageables...
La photographie artistique de guerre est méditative. En sortant de la course à l'information, elle cherche à comprendre les phénomènes des conflits, leurs causes et leurs conséquences pour la suite de l'histoire, à revitaliser l'histoire et à la lier avec l'actualité, à sensibiliser le spectateur qui s'habitue aux images de violence transmises en direct des quatre coins du monde...
Néanmoins, malgré l'illusion de la visibilité absolue des conflits, la représentation devient un enjeux stratégique et la guerre des images peut être transformée par la volonté politique en une guerre sans images. La guerre du Golfe et le conflit du Rwanda en sont de bons exemples. La première devient très médiatisée à travers des reportages télé. Cependant l'information est contrôlée et manipulée, le libre accès des journalistes au conflit est interdit. La vrai guerre se passe dans l'invisibilité totale. Sophie Ristelhueber survole le Koweit sept mois après la fin de la première guerre du Golfe pour témoigner des traces, des cicatrices de ce conflit, de son pouvoir dévastateur, de la violence qui peut se passer en silence. Le travail de Alfredo Jaar a comme point de départ une révolte contre le silence de la communauté médiatique internationale au début du conflit civil au Rwanda. Les deux projets naissent donc dans un contexte médiatique bien particulier.
SOPHIE RISTELHUEBER. « Un travail sur nos cicatrices »
Les images aériennes ont été utilisées pour la surveillance militaire et pour les bombardements, mais aussi pour la représentation du conflit par des chaînes d'information. Ces images qui à la fois créent l'illusion de présence et ne montrent rien sont des références esthétiques de la série « Fait » de Sophie Ristelhueber. Sa photographie n'a pas de valeur informative-topographique. Le paysage y est poétisé, brouillé jusqu'à l'abstraction.

Fait # 20
1992
tirage argentique couleur et noir et blanc monté sur aluminium,
avec cadre ciré or, 100 x 127 x 5 cm
édition 3/3, collection de l’artiste
© Sophie Ristelhueber / ADAGP, Paris, 2009
Une ligne diagonale traverse l'image de bas en haut en « découpant » la photographie selon la règle des tiers et le nombre d'or. Cette précision formelle est une preuve de la continuité de la tradition esthétique. Ainsi le sujet historique ne fait pas seulement appel à la grande Histoire, mais aussi à l'histoire des représentations artistiques.
Le fossé qui coupe le désert en deux devient le symbole d'un stigmate de guerre, une scarification laissée en tant que trace de conflits (in)humains. Même si, d'un point de vue conceptuel, Sophie Ristelhueber admet son détachement par rapport à la notion de document, pour elle « ce n'est pas un travail sur l'information ou sur la guerre. C'est seulement un travail sur nos cicatrices (2) ».
ALFREDO JAAR. « Un effort de comprendre le monde avant d'agir »
L'artiste chilien Alfredo Jaar a un autre rapport à la photographie dans sa démarche de recherche et d'interrogation du monde contemporain et du rôle qu'y occupent les images.
Il réalise son projet « Real Pictures » en 1995, comme un témoignage des violences du génocide rwandais et comme une interrogation sur le silence qui a longuement entouré cet événement dans le monde occidental. L'idée de partir avec son appareil photographique pour témoigner de ce qui se passe réellement au Rwanda au moment où les médias n'utilisent pas encore le mot de « génocide » est pour Jaar « une réaction à ce qui n'a pas eu sa place dans la presse internationale » (3).
En découvrant les négatifs par la suite, l'artiste juge ces images insurmontables par rapport à la violence produite, mais aussi sans sens – car elles ressemblent à des milliers d'autres images de violences diffusées dans la presse du monde entier. Pour témoigner des horreurs vues sur place, Jaar choisit donc la stratégie de l'invisibilité : il met chaque photographie choisie dans une boité noire fermée, sur laquelle il ajoute en sérigraphie un texte qui décrit le contenu de l'image. Ainsi le spectateur ne voit que cette description. Les images sont d'autant plus illisibles, que les boites sont installées au sol sous forme de piles – leurs quantité et configuration s'adaptent à l'espace d'exposition – que le spectateur ne peut pas manipuler.

Real Pictures, 1995–2012,
Installation (6 monuments composés de 291 boîtes d'archives sérigraphiées, comprenant 291 photographies)
http://www.alfredojaar.net/
Les piles des images enfermées dans les boites ressemblent à un cimetière avec des tombes collectives et anonymes. A la place de montrer de nouvelles images-documents, Alfredo Jaar choisit un langage métaphorique qui lui permet de questionner le médium même de la photographie et sa capacité – ou incapacité – à évoquer les sujets sensibles et tragiques. Car l'image qui perd le pouvoir sur sa diffusion et qui se trouve en circulation comme un électron libre de l'information, commence à avoir le rôle inverse de la volonté de la personne qui l'a conçue, elle commence à contribuer à la banalisation des conflits et des représentations des horreurs, à l'absence de remise en question du discours médiatique, à l'absence de sensibilité du public et à son capacité à devenir une force citoyenne contre les violences de guerre.
Le travail de Alfredo Jaar est un regard responsable sur l'histoire et sur l'actualité, « un effort de comprendre le monde avant d'agir » (4).
Alfredo Jaar prend une position engagée : « A chaque fois qu'on montre une image sans son contexte, on assassine l'image et les causes qui l'ont faite » (5).
Comment représenter l'histoire?
L'importance du contexte et le recul par rapport à la représentation traditionnelle d'un événement d'actualité – qui va de la peinture d'histoire jusqu'à la transmission télévisée en directe – sont des points communs dans les projets de Sophie Ristelhueber et d'Alfredo Jaar. Ces projets bouleversent l'habitude du spectateur de regarder les événements marquants de l'histoire contemporaine sous le prisme du regard documentaire, dit objectif, avec la connotation de vérité. « Fait » et « Real pictures » ne sont pas des réponses aux causes ou aux conséquences des conflits modernes, mais des invitations à y réfléchir ensemble, à comprendre l'essence de ces événements et leur impact sur la vie de l'humanité dans le sens global et sur la vie d'un citoyen à l'échelle personnelle.
Ce qui réunit les deux artistes, ce sont notamment leur démarche et le positionnement de leur travail par rapport à la représentation médiatique de l'actualité, du manque de recul et de profondeur pour la compréhension de ces événements. La photographie, au final, devient un outil pour l'exploration et l'appréhension du monde, une tentative pour comprendre son fonctionnement et son raisonnement.