Entre origine du monde et rang d’oignon, ce photomontage consacre l’époque des récréations photographiques très en vogue dans les cercles amateurs du tournant du XXe siècle.
La photographie Quatre têtes sortant de terre, vraisemblablement un photomontage dont le nom de l’auteur ne nous est pas parvenu, permet d’aborder un aspect relativement peu traité par les historiens de la photographie, que sont les « récréations photographiques »[1]. Ces pratiques ludiques et comiques très en vogue chez les amateurs de la fin du XIXe siècle, ont peut être ouvert la voie aux révolutions formelles des avant-gardes du XXe siècle.
Une datation approximative situe la prise de vue (ou plus vraisemblablement les prises de vue, s’il s’agit bien d’un photomontage) autour de 1900. C’est le tournant du siècle, en plein deuxième boom photographique après celui qu’avait suscité son invention en 1839. Grâce cette fois aux avancées technologiques conjuguées du gélatino-bromure d’argent (1871), du film pelliculé (1885) et des appareils de taille réduite (1888), la photographie instantanée est née. Sa pratique est rendue plus abordable financièrement et techniquement. Elle se répand principalement dans la bourgeoisie et parmi les élites cultivées qui s’emparent de ce nouvel outil. D’un mouvement artistique exclusivement photographique comme le pictorialisme au début de l’image scientifique et médicale, en passant par la photographie judiciaire, ou celle accompagnant l’expansion coloniale, le médium, paradigme de la révolution industrielle, pénètre les sociétés en mutation. Aux alentours de 1890, l’industrie photographique cherche à rentrer dans l’ère de la pratique de masse, avec notamment l’emblématique essor aux Etats-Unis de la firme Kodak. Le nombre d’amateurs - connaisseurs et usagers-, explose. En France, à cette période, il est estimé entre 250 000 et 300 000. Couplé au développement associatif, ce phénomène s’organise aussi autour de sociétés photographiques, ainsi que de nombreuses publications comme des revues. Les éditions de cartes postales fleurissent. On parlera d’une révolution de l’instantané. Elle ouvre une période de fascination pour le « mouvement interrompu », l’instant figé, annonciateur du photojournalisme. Elle permet aux familles de tenir chronique, c’est le début de l’album photo. D’ailleurs, Jacques-Henri Lartigue, primitif de la photobiographie commence tout juste à manier, encore enfant, son appareil photo. Pourtant, en marge de ces pratiques d’enregistrement, de documentation, de classification et de fixation de l’instant, la photographie attire également depuis ces origines avec notamment Hippolyte Bayard (Autoportrait en noyé) ou Henry Fox Talbot, des personnes attachées au pouvoir fictionnel de ce médium. Ce sont des gens animées par un désir de récit, de mise en scène, de représentation. Plusieurs, comme Rejlander avec son Two ways of life(1858), vont allier maitrise technique et pouvoir créatif pour constituer de véritables tableaux. Les cercles amateurs ne vont pas rester en dehors de ces pratiques, bien au contraire. Charles Chaplot, rédacteur de la revue Photo-Revue, et auteur d’un bestseller sur le divertissement photographique[2] les incite à composer une « photographie de genre », notamment en s’exerçant « à la composition de scènes destinées à illustrer quelques nouvelles ou quelque roman » [3]. Plus, toute sorte de manipulations, trucages, et autres « mensonges » [4] sont encouragés à la prise de vue ou au tirage. C’est une photographie qui en s’accordant une liberté formelle, s’assume dans son pouvoir illusionniste et récréatif. Une photographie qui ne cherche pas l’authentique, mais plutôt, à l’instar des protagonistes des Arts Incohérents, le jeu, la boutade, le simulacre et permettent la fabrication de canulars visuels.
Un photomontage anomyne
Ni l’auteur, ni le lieu, ni la date de la prise de vue ne nous sont connus, pas même par le détenteur de l’image qui ne se souvient pas du lieu d'acquisition. Nous avons présumé que celle-ci avait été faite en France autour de 1900. Cette photographie met en scène quatre personnages au milieu d’un paysage de campagne, dans un pré en lisière de forêt. Au premier plan, figurent quatre hommes, disposés en rangée dans le sens horizontal, dont on ne voit que la tête surgir de terre, le corps comme ensevelit, restant donc invisible. Du foin est disposé tout autour des quatre têtes, tel un paillage, formant une petite motte, qui masquerait l’orifice contenant le corps des quatre hommes. De gauche à droite, ils apparaissent presque à équidistance l’un de l’autre, les trois premiers regardant l’objectif, le regard neutre. On voit s’inscrire presque un sourire sur le visage du troisième homme. Ils semblent tous pousser de dessous le foin. Aucune morbidité dans leur regard, simplement une présence tranquille et sereine, comme une évidence, déclarant presque comme un fait naturel, leur posture, accentuant l’effet de comique du canular. On distingue sur les deux personnages d’extrémité un début de faux-col, suggérant qu’ils sont habillés en habit de ville. C’est l’élément incongru par rapport au reste de la scène qui affirme que nous sommes dans le domaine de la mise en scène et de la farce, mais aussi du photomontage. Celui-ci est visible surtout dans la jonction « tête-foin » des deux personnages centraux.
Il n’est pas improbable que les portraits aient été faits avec une autre finalité que cette image qui navigue entre comique et fantastique, deux éléments qui envahissent l’imaginaire de cette fin de siècle par ailleurs très positiviste.
Quatre hommes entre culture et guillotine
En l’absence d’explications, l’image, sans perdre son effet comique, reste très énigmatique. Il faudrait être un très fin connaisseur de la période pour décrypter ce tableau, qui pourrait aussi bien être une sorte de private joke, dont on ne connaitrait, alors, jamais l’origine. L’image ne comprend pas d’autres éléments identifiants que le visage des protagonistes, qui, peut-être, étaient destinés à être reconnus dans un cercle restreint, familial ou amical. C’est aussi une mise en scène d’un groupe masculin. Qui sait peut-être des amateurs de photographie appartenant à un même club. Alors il pourrait s’agir d’un exercice et l’auteur du montage pourrait se trouver dans l’image. On peut imaginer aussi que celle-ci ait été destinée à illustrer un récit fantastique, une expression courante ou un calembour. C’est que ces quatre personnages masculins qui sortent de terre évoquent des choses différentes. Il y a d’abord, l’analogie homme – plante ; des hommes qui pousseraient comme des fleurs ou des légumes. Le foin ferait figure de paillage et évoquerait ainsi le jardin. L’alignement en rangée renforcerait l’allusion qui n’est pas sans rappeler une expression comme « en rang d’oignon ». Le foin peut aussi rappeler le poil pubien et ainsi raconter, en rappelant la provenance de chaque être, une autre Origine du monde que celle que Gustave Courbet a peint en 1866. Enfin, ces hommes sortant des sous-sols évoquent aussi le Voyage au centre de la terre de Jules Verne (1864), parmi les premiers récits fantastiques, très populaire à l’époque. Ces têtes avec le corps enfuit dans la terre pourrait évoquer toute sorte de supplice (fourmis rouges, désert de sable, etc.), mais l’absence d’effroi sur les visages des personnages semble écarter cette hypothèse. Cependant, la persistance de la représentation des têtes sans corps tout au long du XIXe, ne nous permet pas d’écarter totalement ce rapport avec la décapitation. Rappelons également l’analogie entre l’appareil photo et la guillotine très répandue à l’époque (Jean Clair, Crime & Châtiment, « Envisager la lecture de l’exposition », consultation web).Car la photographie fragmente, sectionne les corps. Elle les déforme aussi, ouvrant toute sorte de possibilités fantasmagoriques. Celle des Quatre têtes sortant de terre est d’autant plus saisissante qu’elle joue sur l’ambigüité, d’être réalisable sans trucage, et d’être, pourtant, invraisemblable.
Si ces images fantastiques ne sont pas vraiment passées à la postérité, c’est peut être qu’un autre réceptacle de l’imaginaire s’est approprié cet espace : le cinéma. Les films de Méliès, comme Voyage dans la lune (1902), sont en effet contemporains. Il est possible que les trucages expérimentés par le cinéaste aient été pratiqués avant au cours de récréations photographiques. Au-delà de la question des origines, il est difficile de s’empêcher de penser que ces jeux photographiques n’aient pas alimenté l’imaginaire des dadaïstes, surréalistes ou autres hommes d’image qui vont s’emparer de ces formes photographiques et jouer avec.