L’ombre, ferment de la plasticité photographique

Le texte ci-dessous est extrait d’un travail théorique portant sur l’oeuvre de Christian Boltanski durant les années 1984-1988 (Mireille Besnard, Le faire sépulture chez Christian Boltanski, processus psychiques, installations et traitements plastiques de la photographie dans ses oeuvres de deuil, Ombres, Monuments, Lycée Chases, 2015). L’hypothèse de recherche est que le travail plastique de Boltanski prend un tournant radical avec le décès de son père. La photographie utilisée comme matériau est au centre de ces transformations. Celles-ci sont questionnées afin de révéler des résonnances possibles entre plasticité physique et plasticité photographique. Dans cet extrait, l’analyse de l’œuvre Ombres permet un développement théorique autour de l’ombre et de la photographie, ici mis en miroir pour  interroger leurs particularités.

 

 

Chronologiquement, ces « installations de lumières » qui viennent se positionner entre tableau photographique et scène théâtrale, débutent avec Ombres. Une présence de l’ombre qui n’est pas sans résonner avec les propos métaphoriques de Freud pour qui, dans l’effondrement et l’errance mélancolique, c’est « l’ombre de l’objet [qui] est ainsi tombée sur le moi »[1]. Une théâtralité de Ombres chez Boltanski qui semble dire que les choses ont besoin d’être jouées. Une antériorité de Ombres sur les Monuments[2] qui pourrait indiquer un processus en cours. Une superposition de l’ombre et de la photographie - une mise en scène de l’ombre dans un espace photographique- que nous voudrions questionner. Avec Ombres, il semble que l’on entre en contact avec ce qui pourrait être la matrice de l’image photographique. Et cette mise en parallèle intellectuelle et formelle de la photographie et de l’ombre que propose ludiquement Boltanski, cette connexion entre l’image moderne par excellence et l’image archaïque, - l’image des origines, enfantée dans l’amour corinthien et fondatrice des arts, image illusionniste et manipulatrice des cavernes, chargée autant de négativité, de vérité et que de pouvoirs thaumaturges[3]- s’avère être d’une forte richesse théorique. Cette projection sur une image primitive apporte une abondance de questions que l’on ne peut circonscrire à celle du deuil et de « l’ombre de l’objet qui tombe sur le Moi ». Cette projection mutuelle de la photographie sur l’image noire et vice versa, que nous permettent les œuvres de Christian Boltanski, ouvre sur des interrogations d’ordre ontologique que nous nous proposons de parcourir dans l’idée de penser la plasticité photographique parallèlement à la plasticité psychique.

 

L’ombre est d’abord une tache noire, produite par l’interposition d’un corps entre une source lumineuse et une surface. Autrement dit, l’ombre est une « rétention lumineuse » (Brunel)[4], une absence de lumière, et une inscription de l’absence, en même temps qu’une absence imageante. C’est une présence par la négation (« absence du corps, présence de la projection »[5]) qui ouvre sur la polarité absence / présence, ferment du simulacre et de l’hallucination, stimulant de la plasticité psychique, plasticité qui habite, nous pensons, toute photographie. En même temps, l’image-ombre, si elle est directe (mais pas si elle est une copie de la projection, par dessin des contours comme dans la fable plinienne de Dibutades), cette image noire ne porte pas forcément en elle le passé. Elle contient plutôt la simultanéité, ancrée dans notre vécu quotidien. Dans Ombres de Christian Boltanski, cette perception de la concomitance est offerte par la présence dans l’œuvre des figurines dont l’ombre est projetée. Même si le procédé de suspension de ces objets supprime la connexion visuelle entre le corps interposé et l’image projetée, on peut présupposer que la connexion mentale s’effectue dans un automatisme non-conscient. Phénomène qui concerne probablement la vision de toute image-ombre sans que le référent, -l’image-source-, soit visible, ni même présent. Ce sont ces processus mentaux qui mettent en branle la polarité présence/ absence, qui formatent notre perception de l’image-ombre et, par extension, possiblement de l’image photographique. Nous sommes là dans les questions de l’indicialité de l’image photographique, et de son pouvoir de présentification que Ombres met en scène. Dans Ombres, ce n’est pas tant que le « référent adhère »[6], il précède l’image, et lui donne naissance. Positionnement qui charge toute image basée sur la « rétention lumineuse » de la présence du corps référent, de sa qualité a posteriori adhésive. Bien sûr, l’ombre est sans couleur, et ce n’est plus tout à fait le vivant. Ombres marque d’ailleurs le retour du noir et blanc dans le travail de Boltanski. Présente dans les premières versions des Monuments avec les papiers de  Noël rephotographiés et l’utilisation des Images modèles, la photographie couleur disparait alors complètement des installations avec le Lycée Chases.

 

Plus qu’une illusion, l’image-ombre, pauvre en détails, ouvre le registre de la suggestion, de l’allusion et, conséquemment, de l’appropriation de l’image, base de phénomènes psychiques comme le transfert, l’identification et bien-sûr la projection, l’image-ombre est terreau de l’hallucination.

 

L’image-ombre est sans couleur, sans matière et sans détail. L’image-ombre est absence. L’ombre projetée, cette image noire qui n’existe que par son contour, ne conserve pas les détails de l’image-source, hormis sa silhouette et son opacité. Une gestalt pure. Les pouvoirs de mimesis de l’ombre, sont existants, mais modérés, il n’y a pas de ressemblance par le détail, par « ombres intégrées »[7]. Plus qu’une illusion, l’image-ombre, pauvre en détails, ouvre le registre de la suggestion, de l’allusion et, conséquemment, de l’appropriation de l’image, base de phénomènes psychiques comme le transfert, l’identification et bien-sûr la projection[8], l’image-ombre est terreau de l’hallucination. C’est, à notre avis, par l’absence de détails que l’image-ombre peut jusqu’à équivaloir à une surface réfléchissante, une image spéculaire, un miroir et susciter des processus identificatoires complexes ouvrant le champ de l’Imaginaire lacanien, favorisant les confusions identitaires et la constitution d’une certaine « zone d’ombres », un « angle mort » de l’image, ombre ou photographie. Recélant des propriétés spéculaires que l’artiste a toujours recherchées et revendiquées pour son travail[9], l’image-ombre joue de cette ambiguïté entre le même et l’autre, nouvelle polarité structurante à mobilité plastique. C’est d’ailleurs vers cette disparition imageante du détail que Christian Boltanski fait tendre les portraits photographiques qu’il s’est appropriés et qu’il a manipulés. Le summum de cette manipulation sera atteint avec le traitement infligé par l’artiste aux portraits des élèves du Lycée Chases. Une certaine, « désidentification » qui sera complétée par l’effacement de tous renseignements permettant l’identification nominative des personnes. Seul le lieu et la qualité sociale reste accessible : « Tout ce que nous savons d’eux, c’est qu’ils étaient élèves au Lycée Chases à Vienne en 1931 ».

 

L’ombre est une image projetée dans l’espace. Elle a longtemps servi d’orientation spatiale et temporelle (boussole, horloge). Mais l’ombre est un repère complexe et trompeur, car la grandeur de l’ombre dépend du rapport de taille, de distance et d’orientation de la source lumineuse avec le corps interposé. La mise en espace de Ombres de Christian Boltanski montre bien ce rapport d’échelle et les disproportionnalités mises en jeu. Un rapport d’échelle qui, parce qu’il joue sur la qualité d’une source lumineuse dans sa taille et son orientation, peut être considéré comme photographique, parce que jeu et écriture de lumière. Parce que l’agrandissement, le rapport petit / grand est une polarité constitutive de la plasticité photographique et de sa force. Dans la période précédent Ombres et Monuments, Boltanski a beaucoup utilisé ce rapport d’échelle photographique. Ses Compositions mettaient en scène des très petits objets, qui après avoir été photographiés, étaient tirés dans un très grand format (jusqu’à 200 x 245 ou 300 x 100[10]), travail déjà qualifié à l’époque de monumental[11], bien avant Monuments et Leçon de Ténèbres. C’est ensuite, dans une recherche de légèreté et de facilité de transport[12], que Christian Boltanski est venu placer ces mêmes petits objets recyclés, dans une seconde œuvre, devant le rayon lumineux. Avec Ombres, c’est bien le dispositif et le procédé photographique tel qu’il l’a éprouvé dans la période des Compositions (1980-1984), qui sont mis à la disposition de notre regard. Un dispositif photographique dont Ombres met également en évidence les capacités déformantes. Un phénomène qui nous parait limpide lorsque l’on regarde des ombres et dont nous n’avons pas toujours conscience dans notre appréhension de l’image photographique. Des capacités déformantes qui concernent aussi l’altération de la couleur vers le noir.

 

Image sans couleur, marquée par l’absence et la privation, l’image-ombre est une image négative, qui fait pendant au négatif photographique, intermédiaire essentiel de l’image argentique mécaniquement reproduisible. La reproductibilité mécanique à l’identique est la propriété par laquelle le négatif photographique se distingue de l’ombre. L’image-ombre est une image négative sans qualité reproductible, sans force de clonage, contrairement à la photographie. La ressemblance formelle avec le négatif que Ombres met en scène, est inversée par rapport à l’image photographique. C’est l’image-source, l’image-référent, ici l’image positive, qui peut être reproduite, lorsque l’on multiplie les sources de lumières, mais pas l’image noire. On ne peut pas repasser à une image positive depuis l’image-ombre. Le rapport d’échelle est également inversé. Dans Ombres, c’est le positif qui est de petite taille, et le négatif qui subit l’agrandissement. Plus, dans Ombres, c’est le premier plan qui est de petite taille, et l’image projetée du dernier plan qui est gigantesque.

 

Elle pourrait être un double de la photographie, qui met en valeur ses qualités d’étrangeté, ces capacités plastiques d’agrandissement et de déformation, ces prédispositions à l’apparition et la disparition, toutes des facultés qui confèrent à l’image bidimensionnelle une dimension théâtrale.

 

L’ombre serait un double de la photographie, sans en posséder toutes les propriétés. L’image-ombre est une image plate sans couleur, sans matière et sans détail, non-reproductible. L’image-ombre n’est pas reproductible ; elle reste attachée à son référent. Elle n’est pas détachable de l’image-source, du corps interposé. Elle n’est pas « émanation volatile » (David Brunel) [13], « feuille volante »[14] (Vilem Flusser) comme l’est la photographie. Elle n’est pas reproductible, mais elle est une reproduction, une reproduction non-reproductible, attachée à son référent. Elle n’est pas une photographie. Elle pourrait être un double de la photographie, qui met en valeur ses qualités d’étrangeté, ces capacités plastiques d’agrandissement et de déformation, ces prédispositions à l’apparition et la disparition, toutes des facultés qui confèrent à l’image bidimensionnelle une dimension théâtrale. Double, irréductiblement attachée au corps dont elle émane, la khaïbit des Egyptiens[15], elle pourrait être l’âme immatérielle, impalpable, mais visible du corps vivant. L’âme avant qu’elle ne se sépare de l’enveloppe corporelle dont elle est le reflet, est émanation d’une lumière vive, contrairement à la photographie faite de « lumière séchée »[16]. L’ombre disparait lorsque l’on éteint la lumière. Et aucun moyen de la fixer. C’est de cette façon que l’ombre qui dans l’imaginaire figure le mort, évoque la mort, reste pour nous ici, profondément attachée au vivant. Boltanski nous le rappelle en rajoutant un ventilateur, en insufflant du mouvement dans cette fixité éphémère de l’image-ombre. Mouvement inhérent à la flamme des Bougies qui succéderont aux Ombres. Dans ces deux œuvres de Christian Boltanski, il semble que le mort soit encore psychiquement vivant. Une âme, un double, un mort-vivant, Ombres est un théâtre de figurines jouant au mort et au vivant. Une représentation du mort avant qu’il ne soit vraiment mort. Le mort avant que le vivant ne le tue. Une survie du défunt indispensable au rituel. « L’absence de mouvement (...) serait la fossilisation de l’histoire du défunt. (...) La motricité nécessaire au mouvement de la mémoire s’exprime là dans la pantomime rituelle, voire dans sa parodie. L’expression gestuelle articulerait ainsi corporéité, rituel socialisé et symbolisation de l’absence », écrit Laurie Laufer en parlant des funérailles romaines[17]. Théâtralisation cathartique de la mort que le photographique par sa plastique contient. Ombres, est une danse macabre pour mort-vivants, un théâtre de la mort, aux contours dessinés, prêts à accueillir des fantômes.

 

par Mireille Besnard en mai 2015

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[1] Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie [1917],traduction d’Aline Weill, Payot & Rivages, 2011.

[2] Le début de la série des Ombres précède celui des Monuments. Même si pour l’une et l’autre séries, il est possible de repérer des éléments précurseurs antérieurs (début des années 80) à leur constitution définitive, et qu’il s’avère difficile d’en dater le réel commencement, Ombres précède les Monuments dans l’ordre de monstration.

[3] cf. Victor I. Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Librairie Droz, 2000.

[4] David Brunel, La photographie comme métaphore d'elle-même, op. cit., p. 67.

[5] Victor Stoichita, Ibidem, p. 7.

[6] Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Editions de l’Etoile, 1980, p. 18.

[7] « l'ombre intégrée (...) est un problème étroitement lié à celui du volume et du relief », Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, op. cit., p. 53.

[8] « La terminologie psychanalytique distingue ces trois processus qui sont souvent confondus - le sujet montre par son attitude qu'il assimile telle personne à telle autre (ex : image de son père sur son patron) : on parle alors de transfert - le sujet s'assimile à des personnes étrangères ou, inversement assimile à lui-même des personnes, des être animés ou inanimés (un lecteur de roman sur tel, ou tel personnage): on parle alors d' identification - le sujet attribue à autrui des tendances, des désirs, etc, qu'il méconnaît en lui : on parle de projection ; cf. Jean Laplanche , Jean Baptiste Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, article « Projection ».

[9] A de très nombreuses reprises, Boltanski déclare que l’artiste est un personnage qui présente un miroir au public qui y reconnait son histoire et ce qu’il veut y voir. Cf, par exemple, Catherine Grenier-Christian Boltanski, La vie possible de Christian Boltanski, Le seuil, 2010, p. 92.

[10] cf. Boltanski, catalogue d'exposition, Musée national d'art moderne, Galeries contemporaines, 1er février-26 mars, Paris, Ed. du Centre Georges Pompidou, 1984.

[11] « Mais la photographie de Christian Boltanski ne se préoccupe guère de documentation ou de reportage. Elle se passionne davantage pour les possibilités propres du médium, pour ses tricheries et sa vraisemblance que pour ses "sujets" supposés. (...) Il découvre les fonds noirs, les jeux de lumière. Tour à tour, ses compositions seront photographiques - comme si l'on voulait affirmer la matérialité de la fabrication (...) L'important, c'est que, sur des fonds noirs et en utilisant divers objets colorés, des inventions en papier découpé, des personnages en métal, des jouets minuscules, Christian Boltanski change d'échelle. Il joue de la photographie comme d'une possibilité trompeuse : sur le fond noir et sans référence, plus d'échelle. on peut donc agrandir fabriquer des totems, des sculptures monumentales à partir de bouchons empilés, d'épingles et de brindilles. La photographie, qui piège un moment de la lumière, se réduit alors à l'organisation de matières colorées. Nous sommes en pleine préoccupation de sculpteur et Boltanski compose, en mauvais élève photographe, des tableaux qui n'existent pas, comme n'existaient pas les personnages de son enfance ou les "reconstitués" de ses premiers travaux », « Mickey - Boltanski, le chef de la bande », Christian Caujolle, 11-12 février 1984, Libération.

[12] En parlant de l’exposition-rétrospective de ses œuvres au Centre Pompidou, l’artiste déclare : « Quand les œuvres sont rentrées chez moi, avec ces cadres énormes, que je ne savais pas où mettre, j'ai commencé à me poser des questions. Et je me suis mis à produire de nouvelles œuvres, beaucoup plus légères. J'ai commencé à faire des ombres avec les petits objets que j'avais réalisés pour les grandes photographies, et j'ai vu que je pouvais travailler sans tout ce poids, ce que finalement je préférais. 132-133 Catherine Grenier-Christian Boltanski, Ibidem, p. 132.

[13] David Brunel, La photographie comme métaphore d'elle-même, , L'harmattan, Paris, 2012, p. 64.

[14] Vilem Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Strasbourg, Circé, 1996, p. 74.

[15] « la forme la plus ancienne sous laquelle les égyptiens s'imaginaient l'âme (Ka) était l'ombre. Il s'agit dans ce cas d'une "ombre claire, d'une projection colorée, mais aérienne de l'individu, le reproduisant trait pour trait" L'ombre noire khaïbit, quand à elle, après avoir été aussi considérée aux temps les plus anciens comme étant l'âme même de l'homme, fut ensuite considérée comme son double. (...) tant que l'homme vit, il s'extériorise dans son ombre noire. Lorsque celle-ci disparaît à l'instant de sa mort, sa fonction de double est reprise par le ka ainsi que par la statue et par la momie », Victor Stoichita, Brève histoire de l’ombre, op. cit.,  p. 19.

[16] David Brunel, Ibidem, p. 24.

[17] Laurie Laufer, L’énigme du deuil, PUF, Paris, 2006, p. 55.

Légende pour la photo du bandeau: Ombres, 1984, Galerie t’Venster, Rotterdam