Comment la photo évolue-t-elle de l’état de « sous-art » vers un instrument politique, un véritable art avec ses techniques et son propre langage qui suit les mouvements sociaux et les influence à son tour ? Le livre de Gisèle Freund « Photographie et société » , sorti en 1974 aux Editions du Seuil, aborde les différents aspects de la photographie et de son histoire en rapport avec l’histoire de la société.
Gisèle Freund est elle-même photographe, elle connaît donc les enjeux, les contraintes et les avantages de ce métier. Du cœur de la profession, elle propose un récit chronologique et thématique, une histoire de la photographie racontée avec de petites anecdotes sur les personnes qui ont joué un rôle important dans le développement du médium. C’est une vision panoramique sur le développement de la société depuis l’invention de la photographie et sur l’influence réciproque entre photographie et société. Pour un photographe qui vise à décrire son époque avec des images, il est nécessaire de faire ce parallèle : connaître ses prédécesseurs, leurs points forts et points faibles, les contexte de changements politiques et sociaux, avoir une culture visuelle, historique…
L’ouvrage de Gisèle Freund est un manuel de lecture obligatoire pour chaque photographe qui s’intéresse au photoreportage.
« Chaque moment de l’histoire voit naître des modes d’expression artistique particuliers, correspondant au caractère politique, aux manières de penser et aux goûts de l’époque » (p.5)
Cela veut dire que si la photographie est née en 1839, la société a été prête à voir son reflet le plus juste, critique, réaliste. Mais aussi qu’il y avait des gens qui ont été capables de contribuer à son développement, à ses études et à sa reconnaissance en tant que médium indépendant.
Les transformations dans la société changent notre perception du monde mais aussi celle de l’information visuelle qui nous entoure. Si aux débuts de la photographie elle a été considérée comme la copie de la réalité, avec les critiques comme celles de Roland Barthes on a commencé à parler de son influence sur notre perception de la vie.
Avec les nouvelles technologies et la popularisation de la photographie amateur, on commence à se poser des questions sur le métier de photographe mais aussi sur la crédibilité des images qu’on voit. Comme le dit Gisèle Freund, les nouvelles formes d’expression artistique naissent à partir des exigences particulières de leur temps. Par exemple, comme aujourd’hui on est submergé par le flux d’information, on devient plus informé sur l’actualité internationale. De manière concomitante, on devient plus méfiants de l’information reçue, on essaie de croiser les sources et de remettre les choses en question. Dans les années 2000, les médias sociaux comme Facebook, Twitter et Instagram font apparaître une autre forme d’information : le journalisme (et évidemment le photojournalisme) citoyen. Désormais, chaque personne peut contribuer à la création de l’information. Les nouveaux outils, telle que les petites œuvres multimédia, ou les sites d’information interactifs correspondent aux besoins de notre société d’aujourd’hui, à notre désir d’être informés mais aussi de visualiser toute l’information.
Gisèle Freund parle dans son ouvrage d’interaction de l’art et de la société. Même le travail artistique qui ne rentre pas dans l’axe documentaire, ne peut se passer aujourd’hui de la nécessité d’être actuel et de répondre aux questions posées par le monde d’aujourd’hui et des changements sociétaux au niveau des sujets représentés et des modes de représentation.
La deuxième partie du livre « Photographie et société » montre les différents usages et les impacts de la photographie dans la vie : photographie de mass media (d’où la nécessité de parler également de la photographie comme un instrument politique, qui a surtout été développé pendant les deux guerres mondiales), la photographie artistique qui donne naissance à plusieurs expérimentations plastiques (comme les rayogrammes de Man Ray, les collages et montages des dadaïstes et surréalistes), la naissance des pratiques amateurs (les appareils jetables, les Polaroids, la Lomographie qui revient à la mode aujourd’hui avec les appareils authentiques mais aussi avec des logiciels de post-production qui sont maintenant à la portée du grand public).
Aujourd’hui la photographie est un véritable instrument d’influence sur la perception du monde : un instrument politique (avec la photographie présente dans les médias ou la photographie de publicité) et un instrument de découverte, des autres cultures (si on parle de photographie de voyage ou des projets photographiques documentaires), de soi-même et du monde alentour (par la photographie artistique qui questionne souvent aujourd’hui la nature humaine et les phénomènes de notre société).
Selon Gisèle Freund, la photographie « a aidé l’homme à découvrir le monde sous des angles nouveaux », « elle a changé notre vision de l’art », mais « elle joue aussi un rôle dangereux comme manipulateur pour créer des besoins, vendre les marchandises et façonner les esprits ». C’est un instrument puissant qu’on doit utiliser avec précaution : « le vrai photographe a une grande responsabilité sociale ».
En résumé, Gisèle Freund dit que « la photographie (…) est devenue le langage le plus courant de notre civilisation » (p.204), mais comme chaque langage elle développe encore aujourd’hui ses propres formes, dialectes, traductions. Comment la lire, la traduire, comment l’utiliser pour parler du monde, de soi-même, de la société ? Ceci est toujours une question ouverte, pour laquelle chaque photographe tente de trouver sa propre réponse.
Gisèle Freund « Photographie et société », Editions du Seuil, 1974