Les frontières du flou – Notes de lecture

frontières du flou

En 2010, dans son article « Le flou du peintre ne peut être le flou du photographe »1, Pauline Martin nous rappelait qu'à l'origine le flou était une manière de peindre qui masquait les traces de l'outil et permettait de rendre l’œuvre plus transparente. Elle démontrait ensuite que si la photographie s'était réappropriée le terme dès le milieu du XIXe siècle, l'effet du flou agissait à l'inverse : il rompait les transparences en appliquant un voile, ce qui mettait en avant l'appareil. D'une part, son utilisation pouvait apparaître comme anachronique et d'autre part, la crédibilité dans la représentation s'en trouvait alors modifiée. Qu'en est-il à l'aube du XXIe siècle, de son utilisation et plus encore de l'analyse qui peut en être faite ? Il semblerait que l'utilisation du flou croisse depuis le début du XXIe siècle, tant dans les pratiques amatrices que professionnelles. Notons par exemple pour l'année 2013 en photographie, le prix Arcimboldo remis à Eric Emo ou les expositions d'Antoine d'Agata au BAL et à la galerie Les filles du Calvaire. Giusy Pisano (chapitre 9) note qu'au cinéma, après Antonioni, sa présence continue à se faire plus régulière, notamment depuis le début du siècle.

Aussi, accueillons-nous avec plaisir, curiosité et intérêt, la parution très récente du livre Les frontières du flou. Cet ouvrage est le troisième issu d'un projet de recherche international engagé sur la période 2012-5 autour de la notion de frontières2, les deux premiers étant consacrés aux frontières géopolitiques et géoartistiques. Publié chez l'Harmattan dans la collection Eidos et écrit sous la codirection de Pascal Martin3 et François Soulages, il fait suite à une journée d'étude sur le sujet dont douze articles ont été extraits pour le constituer. Leur répartition en quatre parties (Frontières sans-art/art, Frontières gravure/photographie, Frontières peinture/cinéma, Frontières poésie/politique) nous informe sur l'étendu des domaines abordés. L'accent mis dès la première partie sur les rapports arts et techniques oriente la lecture des différents chapitres vers des aller-retours réguliers entre science, pratique et esthétique. Ces chapitres sont encadrées par des ouvertures écrites par les deux directeurs auxquelles est joint un article plus anecdotique de Francine Lévy qui tient lieu d'illustration (la présence d'un flou ambigu dans la scène pivot du film Snake eyes de Brian de Palma). En deux courtes pages, la première nous informe brièvement sur le contexte et engage la problématique d'une manière générale et fort concise. Cinq auteurs proposent des illustrations en noir et blanc (vraisemblablement par souci d'économie), schémas ou reproductions d’œuvres, pour appuyer leur propos. Elles sont plus ou moins utiles. Notons que les choix effectués aux chapitres 1 et 3 éclairent à bon escient la problématique de leurs auteurs. Regrettons néanmoins qu'elles soient parfois si petites... En dehors des articles, se trouvent une page de biographies succinctes et une table des matières qui donne une vue globale. S'il n'y a pas de bibliographie, les notes de bas de pages sont précises et bien pensées.

Cet ouvrage articule la notion de frontière avec celle du flou, s'entendant que le flou porte en lui la notion même de frontière. « Les frontières du flou sont-elles si nettes ? » se demande François Soulages en ouverture. Il s'agit à la fois de poser la question du flou mais aussi celle de ses frontières en particulier dans son rapport au net.

Le livre manque d'une introduction générale (les ouvertures sont très courtes) qui présenterait plus précisément le contexte et les avancées déjà opérées sur le sujet. Ici, chaque auteur introduit le sujet selon son point de vue, offrant parfois quelques redits. Plusieurs paraissent surpris de cette proposition qui leur est faite. Plus qu'un ouvrage complet sur les frontières du flou, il s'agit là d'une suite de réflexions sur des frontières du flou. Les deux articles de la première partie peuvent faire office d'une introduction en bornant le sujet par deux extrémités : Pascal Martin (chapitre 1) l'aborde sous un angle technique précis (uniquement centré sur le flou de profondeur) quand Claire Bras (chapitre 2), d'une écriture assez libre – voire poétique –, fait la part belle à l'expressivité et à l'imagination. Pour Martin, la frontière flou-net n'a pas de sens ; il parle alors d'un continuum flou-net de profondeur. Pour lui, la perception du flou est relative car elle dépend de notre culture visuelle. Ce n'est pas tant le flou qui perturbe, que le flou inhabituel. Plus loin, Pisano (chapitre 9) cite Marey qui se demande « jusqu'où ira cette éducation de l’œil ».

Plus classiquement, on retrouve dans cet ouvrage, sous la plume de plusieurs auteurs, les questions de l'exactitude et du sacrifice des détails posés par le rapport flou/net, comme elles étaient déjà présentes dans les débats sur les différents procédés photographiques, daguerréotype d'un côté et calotype de l'autre4. Pisano repart des photographies sur la représentation du mouvement de Muybridge et Marey pour mettre en avant le décalage entre l'exactitude et la vérité du réel. Suivant Guéroult, il considère alors le flou, ce caractère flottant, comme un élément de modernité. Cette notion de modernité, on la retrouve avec Nicolas Boulet (chapitre 6) qui souligne le lien entre séduction hypermoderne et performance des appareils photographiques numériques, notamment en matière de netteté, élément majeur de la publicité qui renforcerait les aspects fictionnels et artificiels de la photographie haute définition. Sur cette relation à l'exactitude, Panayotis Papadimitropoulos (chapitre 4) suggère que la description détaillée ou la forte visibilité entravent l'imagination et la curiosité. Patrick Nardin (chapitre 7) évoque l'importance de l'ajout de flou pour redonner une valeur expressive à l'image, qui constituerait une nouvelle expérience du réel. Il s'appuie sur les expériences de Gombrich pour qui le trop bien fait était une erreur des peintres académiques. La valeur expressive et évocatrice du flou, en lien avec l'imagination, est souvent reprise dans l'ouvrage. Bras en fait l'axe principal de sa recherche. Elle indique qu'avec le flou, on sort du lisible pour penser le visible. Cette prégnance du visible sur le lisible, on la retrouve avec François Soulages (chapitre 12) pour qui le flou, ce « visible illisible », constitue du « pur photographique ».

Quand il aborde le numérique, l'ouvrage se fait assez surprenant, proposant une lecture parfois innovante sur la question du rapport flou/net. Franck Leblanc (chapitre 5) et Nicolas Boulet, tous deux nous montrent comment le flou permet de renforcer l'impression de netteté ; les actions de lissage numérique des masques de flou (ou filtre d'accentuation de la netteté) créent un aplat de couleur, espace sans frontière pour l'un et extension des frontières du flou pour l'autre. Pour ce second, qui s'appuie alors sur les séries Jpegs et Nudes de Ruff, cette extension, associée à l'extension des dimensions, permet un passage du sans-art à l'art contemporain. Au passage, il évoque la possibilité d'un pictorialisme numérique, rejoignant ainsi l'hypothèse de Michelle Debat5 (qui s'appuyait déjà sur la série Jpegs de Ruff ainsi que sur les googlerama de Fontcuberta). Ces questions du pictorialisme et du passage du non-art à l'art, Véronique Figini (chapitre 3) les traite aussi en évoquant au XIXe siècle le caractère ténue de la frontière esthétique entre estampe et photographie mais également son hermétisme artistique. En parallèle, elle avance l'hypothèse que la photographie dite « plasticienne » pourrait également être une forme de pictorialisme, et possiblement une nouvelle impasse. Pour Nardin, prenant exemple sur des œuvres de Bill Viola, c'est parce que son image y est désinformée, voilée, que la vidéo glisse également dans le domaine de l'art. Plus loin, il ajoute que bien que contemporain par ses techniques, le flou est également en lien avec les origines de l'art moderne.

Le flou semble atténuer les frontières entre les arts, dont certains aspects ont été ici abordés. D'autres choix auraient pu (ou pourraient) être étudiés. Cela rejoint l'article de François Jeune où il évoque la possibilité pour des œuvres d'être à la fois peinture et photographie6. Poursuivant avec les rapprochements d'entre les médiums, est à nouveau posée la question optique/haptique théorisée par Wölfflin. Pour Papadimitropoulos, le flou serait d'ordre optique et le net haptique. Daphné Le Sergent (chapitre 8) va plus loin ; dans le flou, elle voit une concomitance de l'un et de l'autre, à la fois « une fugacité des apparences optiques » et « une stabilité de la présence haptique » (par la permanence des lignes-contours qui détache la figure du fond).

Au-delà des aspects techniques, formels et esthétiques, cet ouvrage apporte un regard tout particulièrement intéressant sur le flou, défait de ses oripeaux péjoratifs, en tant qu'acte politique, manière de penser et d'appréhender la réalité. Tout d'abord, Papadimitropoulos y note un moyen de commencer à penser autrement. Pour Joaquim Viana Neto (chapitre 11), il est un signe de résistance politique en faveur de la singularité. Peut-être l'apport le plus éloquent serait celui d'Alain Milon (chapitre 10) qui, partant de Michaux et Ponge, considère le flou comme une posture éthique, une manière d'être au monde, détaché de l'impossibilité du contour et du défini. Le flou pourrait donc être une forme de liberté.

En guise de conclusion, se trouve une très courte ouverture de Martin qui évoque le caractère vivant du flou, de par ses frontières mouvantes mais aussi parce qu'il dépend d'êtres vivants : le récepteur et le créateur. Dans cette veine, lors du dernier chapitre, Soulages propose une forme de synthèse avec problématique, partant du dispositif sujet/médiations/objet. La remise en question de l'objet par le flou replace le spectateur au centre, face à de multiples directions, en prise avec des sensations. Il devient pour lui un espace de projection, occasion d'imagination. Le flou extérieur de l'image renvoie au flou intérieur du sujet. Il permet également le passage du particulier à l'universel, cher à Baudelaire.

De cet ouvrage, nous pourrions conclure que le flou met en exergue la primauté du sujet sur l'objet. L'exemple le plus probant de ce décalage de paradigme pourrait être Thomas Ruff, qui, continuant de travailler sur la surface de l'image, en vient à déformer, détourner, parfois perdre l'objet pour révéler la part illisible, mystérieuse de l'image. Bien qu'issu de l'école de Düsseldorf, il tendrait à devenir, peut-être malgré lui, le chantre d'une vision subjective de la photographie ; deux modes de pensées qui pour Claire Bras se rejoignent à l'infini.

Ces articles sont à comprendre comme de précieux matériaux de travail, ouvrant des pistes riches et variées sur un sujet qui n'aura précédemment que peu été abordé de front. Citons néanmoins à cet égard le recueil d'articles « Vagues figures ou les promesses du flou7 » (1999) qui était plus particulièrement axé sur la peinture et la littérature (à l'exception de deux articles sur la photographie, l'un sur le débat flou/net au XIXe siècle et l'autre sur une comparaison du flou chez Meatyard et Plossu, reflet d'une conception différente du temps). La finesse de certaines analyses est encourageante quant à la prise en compte de l'émergence du flou comme outil de construction à part entière. Il formera une excellente base de travail à tout chercheur souhaitant traiter du sujet, que ce soit pour une recherche singulière ou dans une perspective plus exhaustive.

Pascal Martin et François Soulages (dir.), Les frontières du flou, Paris, L'harmattan, collection Eidos, 2013, 230 p., 65 ill. NB, 13,5 cm × 21,5 cm, 22 €.

par Philippe Bernard en janvier 2016
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1 Pauline Martin, « « le flou du peintre ne peut être le flou du photographe », une notion ambivalente dans la critique photographique française au milieu du XIXème siècle », Etudes photographiques, n°25, mars 2010, pp. 180-209.

2 Dans le cadre du Labex ARTS-H2H, avec l'aide de l’École Louis Lumière, RETINA.Internationnal & ECAC.

3 Maître de conférence à l'Ecole Louis Lumière, il pilote l'axe du projet de recherche du Labex ARTS-H2H consacré à l'étude du flou net de profondeur.

4 Lire l'article de Pauline Martin précédemment cité et celui de Stephen Bann, « « Immortal Heads » : la métaphysique du flou dans les photographies de Julia Margaret Cameron (1815-1879) » in Vagues figures ou les promesses du flou, Bertrand Rougé (dir.), Pau, PUPPA, 1999.

5 Michelle Debat, « L'extension du photographiable contemporain comme nouveau pictorialisme numérique » in Le photographiable, Jean Arrouye et Michel Guérin (dir.), Aix-en-Provence, PUP, 2013.

6 François Jeune, « Peinture sur photographie », in Photographie et contemporain, à partir de Marc Tamisier, François Soulages (dir.), Paris, L’Harmattan, 2009, pp. 123 à 134.

7 Bertrand Rougé (dir.), Vagues figures ou les promesses du flou, Pau, PUPPA, 1999