Ou comment aborder les flous de Nóia à travers la figure du funambule pensée par Jean Genet ?
Bien que présentée simultanément à Anticorps1, l'exposition Nóia2 d'Antoine d'Agata s'en différencie et trouve sa spécificité dans une cohérence esthétique fondée en grande partie sur l'omniprésence du flou accompagnée de clairs-obscurs. Ces photographies de corps en pleine lumière piochées dans les archives de l'artiste dégagent une homogénéité que son titre fédère mystérieusement. Comment le flou accompagne-t-il le regard du spectateur ? Quel rôle joue-t-il dans la présence des corps à l'image ? Face aux photographies de Nóia, à ces corps baignés dans l'indétermination, le regard du spectateur se fait à son tour hésitant, vacillant. Ce double écho d'incertitude offre l'occasion de le rapprocher de la figure du funambule telle que le poète Jean Genet l'envisagea dans un texte libre, exigent et généreux3 où le vacillement est une donnée incontournable.
Dans cet art du cirque, l'incertitude provient de la possible chute du funambule. Va-t-il tomber ? Le spectateur assiste impuissant à la survie de l'homme qui risque sa vie sous ses yeux. Le caractère ténu du fil qui l'accroche à la vie ainsi que sa maîtrise tiennent le public en haleine et créent les conditions de la beauté sensible. Indéniablement, la mise en danger du funambule dans cette expérience extrême est à rapprocher de celle de d'Agata qui se confronte physiquement aux limites, qu'elles aient trait à la drogue, aux relations sexuelles ou aux lieux géographiques dans lesquels il erre, sources de violence potentielle. Dans cette recherche de l'expérience limite, tous deux se mettent en danger, ils jouent avec la mort. Ils la bravent. Si telle une épée de Damoclès, la mort est latente lors du spectacle quand le funambule monte sur le fil, dans le cas de d'Agata, elle ne semble pas apparaître à l'image. Elle tendrait à rester confinée dans ce qui est dit ou écrit au sujet des expériences vécues par l'artiste. Malgré l'éloignement des deux œuvres, comment une relecture du Funambule de Genet peut permettre de penser un certain regard posé sur les flous de Nóia ? Quel rapport le flou des images entretient-il avec le funambule ?
Dans son livre éponyme, Genet évoque régulièrement la mort à l'égard du funambule et de son fil. Mais elle ne réside pas forcément là où on l'attend.
La mort n'est pas celle qui suivra ta chute mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C'est avant de l'escalader que tu meurs.
[...]
Que sa personne se réduise de plus en plus pour laisser scintiller, toujours plus éclatante, cette image dont je parle, qu'un mort habite4
Paillettes, scintillement, éclats, chez Genet, la vie passe par la mise en lumière. D'Agata, en tant que photographe, le rejoint : une mise en lumière qui fait image. Pour le poète, le funambule s'efface, il est mort au moment d'entrer sur scène. Il n'existe plus ; il prête son corps à l'éblouissement des sens du spectateur. Une fois sur le fil, s'opère un basculement ; sa personne disparaît dans le royaume des images. Il devient à leur service. Ainsi, il oscille entre vie et mort, entre sa personne et son image. Sur les photographies de Nóia, si l'on s'en réfère au contexte de prise de vue, ce ne sont pas tant des morts qui sont mis en lumière que des corps en train de mourir. Mais une fois à l'image, méconnaissables, qu'est-il advenu des modèles, de ces hommes et femmes alors présents devant l'objectif ? Appartiennent-ils encore à l'image ? Leurs corps seraient-ils devenus autonomes ? Le mort qui habite l'image n'est-il pas celui engendré par la photographie, écho d'un ça a été barthésien qui n'aurait pas survécu ?
A jouer de la mort, le funambule et le photographe de Nóia se mettent en scène. Pour Genet, l'image du funambule doit se détacher de son être ; tout comme l'image de d'Agata, très présente sur ses photographies, est séparée de sa personne. Ce ne sont pas tant les êtres humains qui se donnent en spectacle que leurs images. Mais que donnent-elles alors à voir ?
Narcisse danse ? Mais c'est d'autre chose que de coquetterie, d'égoïsme et d'amour de soi qu'il s'agit. Si c'était de la Mort elle-même ? Danse donc seul. Pâle, livide, anxieux de plaire ou de déplaire à ton image. Or c'est ton image qui va danser pour toi. [...] Mais si c'est [le fil] qui danse immobile, et si c'était ton image qu'il fait bondir, toi, où donc seras-tu ?5
A l'instar du funambule dans son costume de scène moulant, qui n'est plus reconnaissable grimé derrière son maquillage, l'image de d'Agata – quand il est présent – est habillée de flou, flou qui moule les corps et grime les visages. Bien qu'au devant de la scène, il s'efface à son tour devant l'image.
Ton maquillage ? Excessif. Outré. Qu'il t'allonge les yeux jusqu'aux cheveux. Tes ongles seront peints. Qui, s'il est normal et bien pensant, marche sur un fil ou s'exprime en vers ? C'est trop fou. Homme ou femme ? Monstre à coup sûr6.
Trop fou pour l'un, trop flou pour l'autre ? Derrière la folie du funambule, Genet aborde la question de la norme, en relation à l'image du monstre. Monstre de scène ? Monstre sacré ? Chimère ?
A cause du trouble semé par les flous, certains personnages de d'Agata ou certains assemblages créent de l'hybridation. La photographie Agonie n°14, Phnom Penh, 2008 donne à voir deux personnages qui, dans leur entrelacement enveloppé de flous, basculent dans le versant animal. La vision brouillée propre à la distance intime est aussi celle de l'insecte. Le bougé de l'appareil rend certains membres chétifs, grêles, voire atrophiés qui font songer à l'araignée : un corps uni à huit pattes. A l'image, il n'y en a même que sept, la huitième se faisant plutôt siamoise. De ce corps arachnide, s’élèvent deux têtes, telle l'hydre bicéphale. A nouveau, point de visage, mais des têtes. Pour Deleuze, « La tête, c'est l'esprit animal de l'homme7 ». Ce versant animal côtoie le caractère androgyne des personnages, qui sans poil et baignés dans une lumière rouge sombre font songer au fœtus, être informe en devenir. Cette esthétique de l'être hybride à caractère chimérique se retrouve également dans la photographie Agonie n°62, Phnom Penh, 2008 où l'agencement des corps éloigne les personnages des représentations humaines normées.
En photographie, la norme, c'est la netteté. Les appareils photographiques ont été conçus en ce sens ; ce serait ontologique – est-il possible d'en douter ? Une paraphrase de l'extrait de Genet cité plus haut questionnerait : qui, s'il est normal et bien pensant, fait des photos floues ? Sans tomber dans l'artificiel de l'a priori poétique décrié à juste titre par d'Agata8, le flou ne permettrait-il pas au photographe de rejoindre ces deux fous, le poète et le funambule, dans ce qui les réunit, une incertitude des sens ?
L'allongement des yeux jusqu'aux cheveux, évoqué dans ce même extrait, fait songer au flou qui déforme la tête dans la photographie Insomnia n°24, Hambourg, 1998. L'excès est une donnée qui parcourt les travaux de d'Agata, excès dans l'engagement des corps, excès également dans la forme esthétique ; sans discrétion, ces flous qui bardent l'image, étirent les chairs et griment outrageusement les visages jusqu'à leur déformation. Ils participent du spectacle, de l'effacement de l'homme devant le show. Le flou maquille les peaux qu'il cache et révèle à la fois. Par la lumière qui se réfléchit à la surface des êtres, il transforme la matière en des amas de couleurs entrelacées. Les corps originels importent-ils ? Ne sont-ils pas au service d'autre chose, d'un autre monde9 pour reprendre les mots de Deleuze au sujet des transformations engendrées par le diagramme ?
Quand tu apparaîtras une pâleur – non je ne parle pas de la peur mais de son contraire, une audace invincible – une pâleur va te recouvrir10.
La pâleur renvoie à l'humilité et à une possible lumière blanche et crue qui pare le corps du funambule grimé, comme elle pare les corps de Nóia. Les expressions utilisées par Genet ici font écho à deux fonctions du Moi-peau11 d'Anzieu. Pour l'une, celle d'enveloppe, le flou fait office de couverture ; il baigne le corps. L'autre, en tant que charge narcissique, est porteuse d'invulnérabilité. En ce sens, cette pâleur audacieuse ne pourrait-elle pas être rapprochée du flou qui recouvre les corps des images de Nóia ? Paradoxalement, pour Genet, cette audace invincible n'est aucunement narcissique. Elle est une nécessité dont le moteur est ailleurs, loin des intérêts égotiques. Le funambule doit être tourné vers son fil. Il l'écrit dès la première page.
Ton fil de fer, charge-le de la plus belle expression, non de toi, mais de lui. Tes bonds, tes sauts, tes danses […] tu les réussiras non pour que tu brilles, mais afin qu'un fil d'acier qui était mort et sans voix enfin chante12.
Le fil est donc la pièce maîtresse, porteuse de sensibilité, vers laquelle le spectacle s'oriente. Le funambule doit s'effacer devant lui pour le faire vibrer, pour le faire (re)vivre. Par-delà le parallèle entre d'Agata et le funambule, le flou ne pourrait-il pas être rapproché du fil ? Se pourrait-il que le flou, devant lequel le photographe s'efface, fasse spectacle ? Pour quels (en)jeux ?
La question du spectacle est indéniablement présente quand il s'agit de funambulisme. Le spectateur assiste en direct à la scène qui se joue et réagit in vivo aux incertitudes qui planent quant à la possible chute de l'artiste. Avec la photographie, le spectacle a lieu en différé. Le regard du spectateur se pose en aval de l'acte « performatif » effectué au moment de la prise de vue. Néanmoins, un autre acte (performatif ?) émerge de la présence de flou dans les images. A la manière du fil qui porte le spectacle, le flou porte-t-il l'image ? Par le flou, le spectateur assiste à une transformation qui agit encore dans son regard, puisqu’elle introduit du doute et soulève un certain nombre d’interrogations liées à la représentation. Créé pour être montré, le flou se fait intermédiaire entre le spectateur et le monde, il s'offre à voir, se donne en spectacle dans une suspension. En train de...
Or, lors du passage sur le fil, l'incertitude est inexorablement présente. Le fil porte le funambule, il le fait danser. Pour que le spectacle continue, il doit le maintenir ; et pour cela, il oscille. Du point de vue du funambule, l'histoire est la même : pour se maintenir, il ne cesse de faire vaciller le fil et d'osciller avec. Fil et funambule sont dans un échange permanent. Raide, il induit à tout instant la possibilité de la chute. Lâche, il vacille et permet sa survie.
A l'image, le vacillement des contours des corps de Nóia fait écho aux oscillations du fil. Les lignes qui portent les corps fluctuent et les maintiennent dans une vibration. En déformant l'image originelle des corps, le flou fait apparaître d'autres images. Sont-ce les images d'autres corps ou d'autres images des corps ? Dans le cas des photographies nettes de d'Agata, les images renvoient à la reconnaissance de l'individu qui a été photographié, elles le pointent. Quand les lignes du net se tendent, apparaissent à l'image les corps des modèles, imprégnés du ça a été auquel elles renvoient. A l'inverse, dans l'incertitude qu'ils occasionnent, les flous qui troublent les formes activent chez le spectateur la vision d'un corps nouveau qui advient, libéré du spectacle mortifère du moment passé. Tel le fil, ce sont les flous qui permettent leur émergence. Le flou ne serait-il pas alors le fil du spectacle qui se montre face au public, celui qui fait vibrer les corps, qui les fait vivre ?
Légendes des photographies :
Antoine d'Agata, Hambourg, 1998
Antoine d'Agata, Phnom Penh, 2008
Antoine d'Agata, Phnom Penh, 2008
Antoine d'Agata, Cuba, 2009