Eléments, le temps des révélations

A quel moment fait-on une photographie au juste ? Avant le déclic, c’est l’envie, le projet, la mise en place et après le déclic c’est l’image latente, le laboratoire, la révélation, les choix, puis les essais de tirage. A ce moment là, il y a des objets photographiques que l’on ne sait pas trop comment nommer : bande de test ? Bande d’essai ? Pour ma part je préfère essai car la bande de test pourrait tout aussi bien indiquer la bande que l’on trempe dans n’importe quel liquide pour en connaître la composition chimique. La photographie c’est aussi une histoire de chimie, mais la bande dont il est question ici est de toute autre nature. 

L’essai, c’est de ça dont il est question. Comme l’essai littéraire, la petite bande de papier fait des propositions, elle émet des postulats et révèle les choix esthétiques. Les bouts d’essai photographiques révèlent le potentiel de l’image comme au cinéma les bouts d’essai révèlent le potentiel de l’acteur. Le tireur, lui, n’a plus qu’à décider de faire plus dense, plus clair, plus sombre, etc. La réussite de l’image dépend de cette bande d’essai. Ce petit bout de papier est le fil tendu entre le tireur et le photographe. Il est intermédiaire, incomplet et utilitaire mais c’est déjà une image. Le fragment photographique souvent incompréhensible pour un autre que le tireur, n’est surtout pas fait par hasard. Il révèle bien plus qu’une densité car il capture l’espace le plus représentatif de l’image. Un visage ou une zone d’ombre, sont isolés sur la bande pour en tirer le meilleur effet. La bande d’essai ne respecte pas la composition de l’image, elle se place en diagonale, à l’horizontale ou à la verticale, du moment qu’elle apporte l’information nécessaire à la réalisation de la photographie. La bande d’essai renvoie à la partie la plus « inconnue de la photographie », le tirage, si bien décrite par Jean-Claude Lemagny, dans Les Grands maitres du Tirage, comme « espace de liberté », non à la manière des pictorialistes qui voulaient pallier à la relative pauvreté de la surface (toute relative en effet car comme avait rétorqué Denis Brihat à Lemagny, « Mais Monsieur, c’est de l’argent pur ! »), mais comme une liberté de choix entre le grain le plus visible ou le piqué le plus lisse.
Les grands photographes s’accordent à dire que tirer des photographies est un métier. Souvent les photographes ne le font pas eux-mêmes, non pas qu’ils ne sachent pas, mais pour des raisons de temps et de matériel. Georges Fevre pour Henri Cartier-Bresson et Josef Koudelka, Jean-Yves Bregand, pour Sebastiao Salgado et Jeanloup Sieff, ou encore Yvon Le Marlec pour Bettina Rheims et Jacques-Henri Lartigue. La liste est longue et non exhaustive. La confiance est de rigueur et l’entente indispensable. On s’imagine les tests et les bouts d’essai pour une seule photographie de Doisneau tiré par Philippe Dalaun. Dans Les grands maitres du tirage, nous pouvons découvrir les images intermédiaires avant l’image finale. Mais il n’y a pas de bande d’essai, que des images entières. Ces photographies intermédiaires montrent l’interprétation du négatif par le choix du masquage et du rééquilibre des valeurs. Il n’y a pas de représentation de la bande d’essai comme si cela était inutile et ne disait rien à celui qui la regarde. J’ai beau chercher, je ne trouve que des notices techniques mentionnant la bande « test ». Il m’est impossible de trouver d’autres littératures sur le sujet. Ce petit bout de papier n’aurait aucune valeur poétique ou plastique. Dévoiler ses essais serait-il alors une preuve de faiblesse ou d’incompétence ?
La bande d’essai n’a pourtant pas de compte à rendre, elle est libérée de toute question de représentation, en tant qu’image intermédiaire, elle a le droit de se tromper et d’apparaître toute noire ou toute blanche sans que personne n’en tire une quelconque déception. D’une bande d’essai, on ne tire que des conclusions. Les bandelettes de papier sont découpées dans le même papier que celui qui sert de support à la photographie. La découpe est maladroite, car elle est réalisée sous l’obscure lumière rouge.
Parfois au ciseau, les à-coups crantent le bord du papier, parfois pas de découpe, plutôt des déchirures hasardeuses qui dentellent les bords. Le fragment n’a pas de forme standard, chaque bande est le fruit du moment. A la fin d’une séance de tirage, les photographies empilées dans un bac pour le lavage sont entrecoupée de ces bouts d’essai. Alors, se pose toujours la question de ce qu’ils vont devenir. Doit-on les laver, les sécher et les conserver ? Doit-on les jeter sans même y porter la moindre attention ?
Les poubelles de labo sont pleines de ces bandelettes photographiques. Ces déchets, sans qualité ni intérêts pour beaucoup, me semble à moi un trésor. Quoi de plus beau que ces fragments abstraits d’image, ces morceaux isolés qui ne sont plus que nuance de gris, grains d’argent, matière brute ? La série « Eléments », se veut une réflexion sur l’acte photographique et une interrogation sur ma propre pratique. La pratique argentique est pour moi le moyen de réaliser des images dans le laboratoire et de donner autant d’importance à ce processus que celui de la prise de vue. Les photographies que je tire moi-même sont ici des autoportraits, réalisés comme des performances au plus proche de la matière et des éléments. Il m’importait d’intégrer l’image même et la matière photographique que je manipule souvent après la prise de vue, au moment du tirage. « Eléments » se veut une expérience physique où mon corps ne suffirait plus à me contenir. Le besoin d’envahir d’autres espaces serait une urgence. Là, s’ouvrent les possibles du dédoublement, et du transfert dans d’autres matières. Reflets, recouvrements, immersion, permettraient de prendre enfin la bonne proportion. Hors de soi, hors d’un espace étriqué et clos, l’acte photographique pourrait alors se propager sur la feuille à d’autres espaces. La bande d’essai que je propose d’exposer avec le tirage vient le compléter mais aussi le brouiller, l’obstruer et le ramener à son état premier de matière photographique. Le fragment placé devant l’image finale vient en effet cacher certaines zones, les mêmes qui préoccupent tant le tireur qu’il en fait ces essais préalables. Ici les zones fragmentées sont trop claires, trop sombres, parfois illisibles mais impossible de ne pas chercher à recoller les morceaux. Au-delà de l’image et du sens, l’invitation d’entrer dans le processus devient essentiel. Ces petites bandes d’essai, ratées, incomplètes, permettraient-elles au spectateur de rentrer dans ces images. La photographie n’est pas affaire de moment mais affaire de processus. Les images multiples, fragmentées de cette série n’ont pas de forme définitive, elles se font et se refont à chaque fois qu’on les regarde ou qu’on les manipule. La bande d’essai est ici le vecteur qui mène le spectateur vers le processus.
par Florence Cardenti en décembre 2015