Entre la surface
Vestiges de l'humidité des manipulations en laboratoire, les photographies de Dirk Braeckman au Bal collent et se décollent, faisant voyager le spectateur dans l'épaisseur des images. Merleau-Ponty n'est pas loin pour ce photographe de la marge et de la perception. Au sein de cette première exposition en France dans un lieu institutionnel, rien n'est évident, tout s'entrelace aux surfaces des photographies. Passage obligatoire avant de descendre au cœur de l'exposition, la salle du rez-de-chaussée, telle une mise en bouche, annonce la couleur et donne le ton : tout sera gris. Gris sombre nappé de cendre. Collé à même le mur, face à l'entrée, un très grand format panoramique mat accueille le regard du visiteur et illumine la pièce de son obscurité. On se rapproche, on s'éloigne, on cherche à comprendre ce qu'on voit. Des personnages se devinent, qui n'appartiennent pas au champ de la photographie, picturaux. La représentation ne se donne pas aisément. Là ne sera pas le sujet. Un reflet en haut à droite brouille les pistes. D'où provient-il ? Est-il le signe d'un mauvais éclairage ? Oxymore, ce reflet brillant contraste avec le mat de l'image. Il appartient à la photographie même. Des couches se superposent alors : le tableau originel, la photographie et entre les deux, un stigmate de son élaboration. Nous sommes dans une image. Plus exactement dans la photographie d'une peinture, une image d'image.
Ces reflets, parfois granulés, se retrouvent également sur certaines photographies issues de la série Sisyphe qui lui fait face. Au format 30 x 40 cm, vingt-et-une feuilles de papier pendent, collées les unes aux autres. Le bas, décollé du mur, se rétracte, se courbe comme sous l'effet prétendu du séchage. Cette exposition prend des allures d'atelier aux images en transit. Mais quand nous pensons avoir affaire à du papier baryté dont une pellicule d'ions d'argent aurait réagi à la lumière, la légende indique – maladroitement ? - qu'il s'agit d'épreuves numériques. De l'image d'image aux images d'images, cette mise en abîme témoigne du désir d'ambiguïté semé par l'artiste, désir qui ne quittera pas l'exposition.
Qu'elles soient sous forme de négatifs, imprimées dans des magazines ou prélevées sur Internet, Dirk Braeckman se joue des images ; il photographie et rephotographie encore. Sa grammaire est riche et variée. Fragmentation, recadrage, redondance d'images, reflets, éclaboussures, etc., les négatifs sont pour lui un matériau qu'il se plaît à explorer dans l'antre de son laboratoire. Le seul mur jaune de l'exposition, central, accueille trois photographies au format 120 x 180 cm encadrées en aluminium, comme toutes celles exposées au sous-sol. Elément particulier, toutes les trois proviennent d'un même négatif : sur celui-ci, un tissu recouvre un fauteuil. Peu importe la représentation. Il s'agit de trois œuvres différentes où plane la manutention en laboratoire : masquage, insolarisation, etc. Car tout est unique chez Braeckman. C'est l'intervention manuelle de l'artiste qui modèle l'image. Poïétiques, les œuvres portent des stigmates de leur fabrication. Des taches de gouttes de liquide séché parsèment les tirages au mat profond. On ne sait plus forcément ce qui provient du négatif et ce qui provient du tirage même. Enigmatiquement intitulé N.P.-N.R.-05 (2005), la photographie d'une femme nue comporte des éclaboussures blanches, qui s'avèrent appartenir à l'image, traces d'un produit chimique jeté, écho à Pollock. Ce n'est pas tant la nudité du modèle – vraisemblablement une prostituée – qui attire le regard que sa mise à distance par la présence des giclures. La chime se fait couleur et matière. Remarquons que l'artiste semble construire un pont entre photographie et peinture. La photographie I.P.-E.E.-01 (2001) reprend la pose et le flou de la peinture Ema (Nu sur un escalier) (1966) de Richter.
En outre, partout, l'image se fait épaisse. Des couches se superposent : jeux d'ombres et de lumières, fragments de corps ou traces chimiques. Ou le tout en même temps comme pour Sisyphe. Ces amoncellements amènent le spectateur à se projeter dans l'entrelacs des images, à y voyager, dans leurs épaisseurs avouées, au-delà des représentations. Car celles-ci ne sont pas le sujet. Non-lieux, corps fragmentés, espaces du banal, du peu, ces prises de vue réalisées à hauteur d'yeux ne sont que des prétextes à travailler la photographie comme matériau pour mettre à distance les choses qui l'entourent. Tel un ressac, l'utilisation du sombre, des gris et du flou éloigne le référent quand la sublime texture mat des images, haptique, attire le regard et la sensation tactile. Entre la surface, se niche le rapport au monde du photographe, une expérience de la distance aux choses.
A l'infini, celui-ci s'épuise et poursuit encore. Il n'est pas surprenant de retrouver Beckett dans le livre Sisyphe sortie à l'occasion aux éditions Xavier Barral. Les deux auteurs ont en commun cet exercice de l'épuisement. Braeckman décadre, coupe, fragmente, ajoute, assemble à la surface même de l'image qui se révèle alors, une et multiple.